Voici ma nouvelle lue par Victoria Diez et Antoinette Delylle dans le cadre de la Degust' des Mots, lectures musicales sur le Bassin d'Arcachon, accompagnées au piano par Amandine Mastellotto et par Céline Parisot au violoncelle.
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Les chevaux ne demandent qu'à interagir avec nous et nous faire rire! |
Je m’appelle Rebelle. Non que je sois particulièrement révolté, mais je suis né l’année des R. J’aurai aussi bien pu m’appeler Renaud, Riri et même Rillette comme ma voisine de box. Rebelle, c’est classe. Tout de suite, j’en impose !
Dix ans que je suis installé, là, dans le premier box du centre équestre. Autant dire que rien ne m’échappe. Le matin, au réveil, j’attends bien sagement mes granulés. Je salue Fred le palefrenier d’un petit hennissement mélodique et je vais mettre la tête dans ma mangeoire. S’il est en retard, je suis le premier à donner le signal du grand tintamarre. Bing, je balance des coups d’antérieur dans ma porte ! Tous les autres chevaux m’imitent. Faut voir Fred arriver tout essoufflé en râlant. Ça lui apprendra à faire la grasse mat ! Nous on est au bord de défaillir. Presque douze heures qu’on n’a rien mangé, une éternité ! Notre estomac crie famine. On se jette sur nos granulés comme des forcenés.
Quand Fred revient avec sa brouette, je suis en train de lécher le fond de ma mangeoire. S’il est de bonne humeur, il me fait une petite caresse sur l’encolure avant de prendre sa fourche pour nettoyer mon box. Sinon, je me tiens bien à l’écart pour ne pas le gêner et surtout ne pas me prendre un coup de fourche. Ils sont tellement maladroits ces bipèdes ! J’adore le moment où Fred paille mon box. Quand je vois tous les petits brins odorants que je vais pouvoir trier avec minutie afin de choisir les plus goûteux, j’en salive de plaisir ! Cela va me prendre plusieurs heures. J’entends Fred qui flatte ses chevaux préférés et ronchonne contre ceux qui ont sali leurs boxes. C’est drôle comme les hommes voudraient toujours que nos boxes soient parfaitement rangés le matin. J’aimerais voir leur chambre !
Après ce bon petit déjeuner, souvent, je me couche. Ma litière est encore bien moelleuse. Je ne dors pas forcément mais je me prélasse. Puis, je vais dire bonjour à ma voisine de box, la belle Diana du Grasset. Drôle de jument ! Elle allonge l’encolure le plus possible pour venir me renifler et… elle couine. Puis, elle revient et essaie de me toucher avec son nez. Mais nos boxes sont un peu trop éloignés ! Je me demande quand les hommes vont enfin comprendre qu’on a besoin de contacts ! Et encore, on a de la chance, au centre équestre, ils ne nous ont pas mis de grilles !
Les enfants m’adorent, enfin... sauf les débutants. Ceux-là, je les crains autant qu’ils me craignent ! Je ne supporte pas qu’ils utilisent mon dos pour « taper leur cul » comme ils disent. Cela me pince trop. J’essaie de me retenir mais au bout de trois ou quatre secousses, je pars en sauts de mouton. Et paf, dans le sable, le cul qui me tape sur le dos !
Julie, la monitrice l’a bien compris. Elle ne me confie que des Galops 3 minimum.
Les Galops, c’est ainsi que l’on nomme les humains à l’écurie. Les débutants et les Galops 1 sont très reconnaissables. Ils arrivent au club avec une cravache. C’est la première chose que leurs parents leur offrent. Avant même les bottes ! Il y en a des roses, des dorées, des brillantes... Certaines se terminent par une petite main, je ne comprends pas bien pourquoi. Les Galops 1 ne nous connaissent pas mais on leur a dit de venir armés. Moi, je m’évertue à leur apprendre les bonnes manières. Pas touche !
Les Galops 2 et 3 sont plus sympas. Ils sont tombés amoureux de nous et veulent vraiment continuer. Ils ont encore un peu peur de moi surtout si je mets mes oreilles en arrière. J’en profite pour couper les coins, repasser au trot, voire me planter au milieu du manège pour discuter avec mes copains. « Petit branleur ! » dit Julie. Quand mes Galops me parlent gentiment, j’essaie de leur faire plaisir. Je galope doucement pour ne pas trop les secouer, j’enjambe les petits obstacles pour ne pas les déstabiliser… bref je me transforme en monture modèle. Les Galops 4 sont mes préférés. Ils ont une bonne assiette, ne s’agitent pas sur mon dos et ne me demandent pas grand-chose. Assiette, vous avez bien lu. Assiette comme assise. Elle se travaille tous les jours. Elle est tellement précieuse pour nous et pour les cavaliers. Une bonne assiette qui accompagne onctueusement nos mouvements et notre dos est préservé.
Avec les Galops 5, 6 et 7, tout change ! L’équitation devient un sport (pas encore un art !) Il faut toujours aller plus vite, sauter plus haut et faire des drôles de choses comme croiser les antérieurs, tordre ma tête à droite ou à gauche. Parfois, je ne comprends rien à ce qu’un Galop 6 me demande surtout quand il met des jambes tout en tirant sur ma bouche. C’est contradictoire, non ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Franchement, je ne vois pas ! Alors, je tire moi aussi, ce qui me paraît le plus logique. Je tire, il tire, je tire, il tire… Et à un moment, il tire un peu plus fort. Aïe, cela fait trop mal ! Si ça continue, il va m’arracher les dents ! Je pile. Et voilà mon cavalier qui fait un vol plané ! Là, tout s’arrête ! Plus personne ne tire ! C’était peut-être cela que j’aurai dû faire dès le début. Mais alors ? Pourquoi a-t-il l’air mécontent ? Il faudra que je réfléchisse dans mon box.
On a énormément de temps pour réfléchir nous les chevaux ! On a aussi du temps pour les observer, les Galops. On les épie à longueur de journée. Ils sont tellement drôles ! Dès qu’on les voit arriver avec les mallettes de pansage, les casques, les selles, les tapis, les protège-dos, les filets, les cravaches, la graisse à sabots… on a envie de rire. Il y a toujours quelque chose qui tombe où qui manque ! Le plus rigolo, c’est quand l’un d’eux laisse le matériel à notre portée. Personnellement, j’ai un faible pour le filet. Rien n’est plus agréable à mâchouiller que les rênes ou la muserolle, surtout si le cuir est bien vieux et huilé.
Comme nous, ils ont chacun leur style et leur personnalité. Devant mon box, je vois défiler les frimeurs, les timides, les gentils, les sportifs, les rêveurs, les cascadeurs… Quand je tombe sur un cavalier qui se prend pour un caïd et me considère comme une mobylette, je sors le grand jeu. Cela commence au pansage. Si j’ai l’occasion, je lui marche sur le pied, histoire de remettre chacun à sa place. Quand il me sangle, je fais semblant de mordre. Sur la carrière, je joue à me faire peur et je fais des écarts aux endroits où hier encore, je passais tranquillement avec un débutant sur le dos. J’adore impressionner les chauffeurs de mobylettes ! Et je réponds au coup de cravache par un coup de cul d’intensité proportionnelle. Pas besoin de faire des mathématiques à l’école pour savoir calculer mes réponses. Je dose, moi ! Au fond, je suis toujours gagnant quand on me cherche. J’ai plus de force que n’importe quel humain même costaud et surtout, mes réflexes sont bien plus rapides !
... Julie est adorable. Elle prévient mes jeunes cavaliers. « Avec Rebelle, pas besoin de cravache. Il répond au claquement de langue et au souffle de ta botte ». Oui, je réponds au souffle, pas aux coups de talon ! Voilà pourquoi Julie me confie de préférence à ses meilleurs cavaliers, aux plus sensibles. Comme j’adore faire des bêtises, elle a mis un auto-collant sur mon box : « Attention, cheval marrant ! » Je cache les brosses sous la paille, je marche sur le tuyau d’arrosage pendant la douche, je ferme la bouche quand on me met le mors... Bref, je m’amuse bien. Julie ne me gronde jamais. Au contraire, elle m’encourage. C’est bien qu’elle dit. Tu es le plus intelligent des chevaux, mon Rebelle d’amour. Et elle me fait des caresses, elle m’emmène brouter.
Personnellement, j’ai mes cavalières préférées, toutes des filles, plutôt timides qui m’aiment pour moi-même. Elles m’appellent « Bébé », « Chouchou d’amour », « Nounou »
Bref, je suis le chouchou, enfin j’étais car tout a changé. Les écuries ont été rachetées, Julie a démissionné. Elle a été remplacée par Madame Rentabilité. Je suis tellement triste que Julie parte que je ne veux plus travailler. Je reste la tête basse, l’œil mort, refusant de manger. Madame Renta (c’est comme ça qu’on l’appelle) a décrété que je lui fais une mauvaise publicité. Elle m’a changé de box pour me mettre tout au fond, là où les parents ne peuvent plus me voir. Quand Fred , mon palefrenier préféré, est venu me chercher, il avait l’air triste lui aussi. Il s’est même excusé de me séparer de ma Diana bien aimée. J’ai quitté mon box aux premières loges pour un réduit au fond de la grange. Je n’ai pas de voisin et je ne vois plus la cour.
J’ai beau taper dans les murs, hennir à n’en plus finir, personne ne vient à mon secours. J’entends Diana me répondre et je suis encore plus triste. Non, plus que triste. J’ai la rage. Et peur aussi. Je ne me sens tellement seul. Je tourne en rond dans mon réduit obscur. Je deviens fou.
C’est comme ça que je suis devenu un cheval difficile. Madame Renta oublie mon existence et je reste enfermé parfois trois jours de suite. Quand je sors enfin, j’ai une envie furieuse de fuir. Partir le plus loin possible. Je galope, je galope furieusement en oubliant complètement mon Galop du jour. Alors, ils me mettent des mors de plus en plus durs, des gourmettes très serrées, des muserolles qui m’empêchent de respirer... Mais dès que je sors de mon réduit, je bouscule tout sur mon passage. Je fuis. Je veux rejoindre Diana. Retrouver mon box. Alors, Madame Renta crie très fort. Elle m’envoie un Galop 7 pas marrant du tout qui m’attaque avec ses éperons. Coups de cul suivis d’un demi-tour fulgurant, il est par terre en moins de cinq minutes. Il l’a bien cherché, non ?
C’est de plus en plus difficile de m’attraper. Fred doit ruser jusqu’au jour où je lui échappe. Je bouscule Madame Renta qui pique une colère et décide d’appeler le camion. Le camion, quel camion ? Mine gênée de Fred qui détourne son regard. Tiens, le voilà. Deux hommes en descendent, l’air pas commode. Ils portent des balais et une grande corde. Les deux hommes ne me regardent même pas. L’un tient ma longe, l’autre me donne des coups de balais. Je transpire, je respire vite. J’ai tellement peur que je monte sans même faire le mariole.
La peur, elle habite le camion. Elle le signe de son odeur acide qui se mélange à celle de l’urine. Tête basse, j’ose à peine regarder mes compagnons hagards et apeurés. Une jument de trait suitée avec son petit, deux autres poulains à peine sevrés, des vieux chevaux atteints d’affections aux membres et aux yeux. Je prends ma place aux côtés d’un trotteur qui me raconte une histoire de chrono qu’il n’a pas fait. Il n’a pas été qualifié. Il n’ira pas au champ de course. C’est son dernier voyage. Comme nous, à ce qu’il parait. Je n’y comprends rien. On va où là ? Elle est où Julie ? Et les enfants ? Les Galops ? Les filles qui m’appelaient Bébé ?
Je gratte le sol, j’appelle, j’étouffe. Les poulains me jettent des coups d’œil inquiets et se serrent contre les vieux. A vingt-deux ans, Sultan, cheval de club n’a jamais voyagé et a du mal à garder l’équilibre. A ses côtés, un frison au dos creux qui a dû être magnifique à son heure de gloire. Son Galop n’a pas l’argent pour lui payer sa retraite au pré. Au fond du camion, une jument borgne. Ancienne championne de dressage, elle donne des coups de dents à son voisin, le poney pie quand il s’approche de trop près. A chaque coup de frein, le pauvre poney est rejeté contre elle et se prend une chique. Résigné, il ne réplique même plus. A quoi bon ?
Le camion s’arrête. Les hommes aux balais m’ont entendu. Ils vont me délivrer. Le moteur est maintenant coupé. Il fait de plus en plus chaud dans la bétaillère. De l’eau, il faut que je boive. J’entends des voitures s’arrêter. Des hommes descendent. Ils discutent avec les balais. Je les entends crier, se menacer. J’ai de plus en plus de mal à tenir debout. Je lutte pour ne pas m’affaler sur le sol comme le poulain. Trop peur de me faire écraser par les autres.
Le camion repart. Les voitures aussi. Je n’ai plus la force d’hennir. Juste rester debout. Debout pour ne pas crever. Mais où on nous emmène ? La percheronne essaie de relever son poulain en lui donnant des petits coups de nez. Il retombe aussi vite. Le trotteur me pousse contre la porte. Il va m’écrabouiller. Je résiste. Mes dernières forces. Surtout ne pas tomber. Dormir oui, mais debout. Rêver aux vertes prairies, à mon box premières loges, à Julie, Diana, Fred...
Un grand coup de frein m’envoie sur les bas flancs. Des cris, des applaudissements. La porte du camion s’ouvre. Des jeunes portant des blousons violets, un masque assorti, une casquette et des lunettes noires nous détachent. Les télés, les radios, les photographes, tout le monde veut prendre notre image. J’entends les mots « Hold Up », « Sauvés », ‘Halte à l’hippophagie », « Fermons les abattoirs », « Manger un animal, c’est un meurtre » ...
J’essaie de comprendre. Les jeunes en violet sont des animalistes. Ils ne veulent pas que l’on soit mangés. Ils ont détourné notre camion en partance pour l’abattoir pour nous relâcher dans la nature. Ils militent contre l’exploitation des chevaux. Ils pensent que l’on est maltraités dans les clubs équestres. Il ne faut plus nous faire travailler. Ils veulent fermer les champs de course, les terrains de concours de sauts d’obstacles, les écoles d’équitation, les théâtres équestres... Quelle tristesse !
On se blottit autour de la percheronne. Je mangerais bien quelques granulés ou du foin. Et l’eau, quand vont-ils enfin y penser ? Les violets discutent sur la nécessité de nous nourrir ou pas, au moins ce soir. Ils votent à main levée. Pas d’eau, pas de nourriture, pas de couverture. On doit revenir à l’état de nature. Les chevaux les plus vieux ont compris. Ils font quelques pas vers les prés en boitillant. J’apprends que l’on est au cœur de la Lozère et que l’on participe à une action de remise en liberté des animaux de rente mais aussi des animaux de compagnie. J’entends au loin une cavalcade. D’autres chevaux sont déjà là. Comment vont-ils m’accueillir ?
Durement ! Je me fais mordre, je prends des coups de sabots mais je réplique et surtout, je fuis, je me cache, j’évite de me mettre sur leur passage. Pas question de faire le malin. Profil bas. La percheronne a, la première, trouvé le point d’eau. On la suit partout mais son poulain est mort. Le trotteur et les deux jeunes ne me quittent pas. On doit prendre des forces. Il pleut sans discontinuer. Mes poils se hérissent. Ils n’ont pas eu le temps de pousser et ne me protègent pas suffisamment. Je grelotte. Mes fers me font souffrir. Ils me rentrent dans les sabots. Les violets n'ont pas pensé à me les enlever. J’essaie vainement de les arracher.
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"Attention, cheval marrant!" a été lu à l'occasion de la Degust'des Mots |
Bientôt il neigera. Je guette la venue des hommes aux balais. Jamais ! Ils ne me reprendront ! La nuit, planqué derrière un buisson, j’ai la nostalgie de mon écurie. Les enfants me manquent. Mes propres blagues me manquent. Je repense aux brosses que je subtilisais, aux demi-tours que je réservais aux Galops prétentieux, aux carottes que m’apportaient mes petites cavalières. Je rêve de les emmener galoper dans la neige vierge par une matinée ensoleillée. Je suis libre mais je ne sers plus à rien.
Et soudain, le bruit d’un moteur. Je tends l’encolure aux aguets. Non, ce n’est pas le camion. Inutile de se sauver. On dirait plutôt un bus, oui, un autobus rouge. Des enfants descendent en se lançant des boules de neige. Ils rient aux éclats. La maitresse les fait taire. Ils doivent se tenir silencieux pour nous approcher, nous les chevaux sauvages.
Des enfants ! Enfin ! Plus besoin de me cacher. Alors, je joue. Je joue à avoir peur, je joue à les faire rire, je fais des glissades... Je fais mon Rebelle. Je redeviens le cheval marrant... Enfin... pour l’instant.
Copyright Antoinette Delylle
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A lire dans l'Estey Malin, le journal du Bassin d'Arcachon |