Bartabas dans sa roulotte photographié par Hugo Marty
Écuyer, metteur en scène, écrivain, le maître de Zingaro retrouve ses trois générations de spectateurs pour un « Cabaret de l’exil » festif, fraternel et nostalgique aux couleurs de Chagall. Il y célèbre la vie, la mort, la musique et les mots. Voici mon interview réalisé pour Cheval Magazine (numéro de janvier).
Matin d’automne dans le village de Bartabas, au Fort d’Aubervilliers, à deux pas d’une avenue fantôme. Déjà en selle sur son immense Tsar (1, 95 m au garrot), le visage recueilli, en blouson noir et casquette, Bartabas semble toujours aussi habité. Avec son cheval, il fait corps. Il fait âme. Tout chez eux est intense. Pas, trot d’école, épaule en dedans... Tsar et Bartabas font leurs gammes comme des danseurs, des musiciens. En mettant pied à terre, l’homme a le sourire. A soixante-quatre ans, tout lui réussit ! Son spectacle fait un tabac. Son livre « D’un cheval l’autre » paru chez Gallimard (disponible en poche chez Folio) est un succès. Plus de 50 000 exemplaires vendus ! Et surtout, le tempétueux, le colérique, l’homme au fouet a changé. Il est plus serein depuis qu’il a su trouver les mots. Celui qui s’avoue timide a découvert un nouveau moyen d’expression. Écrire, il ne pense plus qu’à s’y remettre. Facétieux, il nous invite à le suivre dans sa jolie roulotte Asomption rouge et verte au milieu de livres et de notes éparses.
Le cabaret de l'exil. Crédit Alfons Alt
Ce joyeux cabaret équestre représente un retour aux sources ?
Après le confinement, on est heureux de retrouver le public, de revenir à un théâtre fraternel, de partager autour d’un vin chaud. Ce cabaret se déclinera pendant quatre ans sur la notion d’exil mais au travers de cultures différentes. Comme il y a trente-sept ans, on retrouve le maître de cérémonie, la forge, les garçons de salle, les oies, le corbillard alambic, l’orgue, les cloches. Les garçons qui accueillent le public de leur singulière manière sont les mêmes. Place aux vieux !
Une renaissance qui a pour thème l’exil...
L’exil exige courage et ouverture d’esprit. Au fond, on est tous des exilés. Zingaro signifie Tsigane. Nous nous enrichissons au fur et à mesure de nos pérégrinations. Le cheval est un vecteur pour aller vers cette notion d’exil. Retrouver son odeur, le parfum de corne brûlée, c’est déjà renouer avec nos racines. Les musiques et les chansons rappellent aussi le pays quitté mais jamais oublié. Au-delà de l’aspect festif du cabaret, on peut être amené à réfléchir. Que reste-il de notre culture disparue ?
Une mariée sur un cheval de trait cachée sous un dais à traine, un patriarche ventru à toque de fourrure dialoguant avec son cheval en liberté, un petit âne blanc et sa mule à la queue sculptée... Des tableaux de vos anciens spectacles, des images de Chagall… votre spectacle est un vrai jeu de pistes !
C’est une suite de visions très construite mais pas dirigiste. Il y a plein de clés mais on n’est pas obligé de les voir. Il suffit de se laisser emmener. Plonger dans la culture yiddish et la musique klezmer des communautés juives d’Europe de l’est. S’imprégner des rituels traditionnels de mariage ou d’enterrement. Écouter les textes à facéties d’Isaac Bashevis Singer portés par le comédien Rafael Goldwaser. Le yiddish, vecteur de la culture juive, a longtemps été la langue officielle de nulle part, la langue de l’exil par excellence. Elle est aujourd’hui une langue mourante, qui renaitra peut-être un jour. Cela amène à réfléchir sur la fin d’un monde mais aussi sa renaissance.
Vous semblez plus apaisé, moins sauvage ?
Tsar m’a obligé à la douceur. C’est un infirme. Moi aussi, j’ai été accidenté, à l’âge de dix-sept ans. Un accident de mobylette avec un camion. Je suis longtemps resté à l’hôpital, lui a été immobilisé pendant six mois dans son box. Cela nous rapproche. Son épaule droite est maintenant réparée mais il doit travailler dans une décontraction absolue. Tout comme moi ! C’est un hanovrien croisé oldenburg que m’a déniché un ancien écuyer du Cadre Noir. Un géant aux yeux doux. A sept ans, il a beaucoup d’énergie et il se blesse facilement. Il exige de l’attention. Ce qui m’intéresse c’est la finesse du travail, la qualité de la relation. Aller vers l’épure en enlevant le spectaculaire, les fioritures. Je ne veux plus ni démontrer, ni étonner, ni persuader. L’art équestre est un art majeur. Au travers la relation avec les chevaux, il exprime la relation des hommes entre eux.
Le cabaret de l'exil. Crédit Alfons Alt |
Comment permettre au cheval de s’exprimer dans cet art ?
J’essaie de laisser apparaitre la personnalité des chevaux. Dans le dressage classique, le cavalier contrôle tout. Moi, je suis dans le lâcher prise. La beauté peut naître de l’imperfection. L’important c’est l’intention du geste, comment le cheval donne un mouvement, sans peur et sans avilissement. Je veux juste qu’il soit lui-même. Le dressage est une discipline difficile comme tous les sports. D’ailleurs, il me semble que ce sont les courses qui respectent le mieux le cheval car alors, il s’exprime en accordance avec ses instincts. J’aime les chevaux de course.
Revenons au dressage. Dans votre livre « D’un cheval l’autre », vous insistez sur l’importance de travailler au pas.
Le pas est la mère de toutes les allures et le silence, l’air de ceux qui veulent apprendre. C’est la seule allure sans temps de suspension. Au pas, je peux contrôler chaque posé du membre. On peut entièrement dresser un cheval au pas. En quête d’absolu avec des aides très fines, un dos tenu., je pense avec mes fesses. Je ne cherche plus le spectaculaire. Des transitions très rapprochées puis au pas rênes longues, me comblent. Un échange indicible mais tellement rêvé.
Vous insistez également sur le respect des soupirs
Dès que mon cheval se contracte un peu, j’arrête et je le laisse réfléchir. J’attends jusqu’à ce qu’il expire. Une inspiration presque inaudible précède une large expiration. Un soupir. Alors seulement, il a le droit de se remettre en avant. Comme en danse, je recherche l’énergie dans la décontraction. Au fond, tout le dressage se résume à cela. Cela demande d’écouter son cheval. L’homme et le cheval s’écoutent. C’est un exercice difficile. Il faut développer son oreille et observer car le cheval s’exprime avec tout son être. Travailler avec un animal qui ne parle pas implique une grande écoute. Entendre son corps, son souffle, sa locomotion. Écouter, c’est comprendre !
Vous aimez aller écouter les chevaux la nuit dans leurs box…
Le box, la nuit est un confessionnal. Il faut se faire oublier pour mieux les découvrir. Certains rêvent, d’autres trient leurs brins de paille, conversent avec un voisin, baillent ou réfléchissent. Oui, les chevaux apprennent entre les séances. Comme des moines dans leurs cellules, ils méditent. Ils ont le temps. On y voit des choses étonnantes. Je me souviens de Chaparro qui s’efforçait de pousser sa paille à travers les barreaux pour la donner à son voisin qui avait été mis au régime et sur copeaux. Par ce geste de compassion, il bravait l’interdit des hommes !
S’ennuient-ils dans leurs box ?
A Zingaro, les box sont alignés sur deux rangées. Les chevaux peuvent se toucher. Ils ont une fenêtre vers l’extérieur. Ils peuvent donc observer les humains. Ce sont des êtres méditatifs. Ce ne sont pas des animaux de compagnie. Ils ne vivent pas à la maison. Il ne suffit pas de les observer. C’est par le travail que l’on arrive à les connaitre. D’ailleurs, nous sommes leur plus belle conquête. A nous de respecter leurs horaires, leurs humeurs et de devancer leurs craintes pour pouvoir les rassurer. On est enchainé à notre cheval. On est son esclave. En échange, il nous donne un travail.
Pourquoi les chevaux et les hommes sont -ils si proches ?
Ils se ressemblent ! Physiquement, ils sont proches. L’un et l’autre n’ont pas beaucoup de potentiel ! Avant d’être homme, l’être humain était une proie facile. L’évolution humaine a été une grande revanche sur la nature. Comme nous, les chevaux sont raides ! Ils ne vont pas aussi vite qu’un oiseau, n’ont pas la grâce d’un félin, doivent se retourner pour se défendre. Comme l’être humain, c’est par le travail qu’ils atteignent la grâce. D’ailleurs tous les chevaux ne sont pas gracieux. C’est ce qui les rend si touchants.
Le cabaret de l'exil. Crédit Alfons Alt
Des chevaux de trait, des lusitaniens, des sans papier, des pur-sang arabes... vous vous intéressez à toutes les races ?
Toutes sont intéressantes, il suffit de regarder. Il n’y a pas de mauvais chevaux, seulement des chevaux qui ont souffert. Il faut essayer de comprendre ce qui leur est arrivé. Parfois, on trouve de vrais traumatismes. Le cheval souffre aussi bien dans son corps que dans sa tête.
On vous dit taiseux et pourtant, vous vous livrez dans un livre très intime…
Avec l’écriture, un monde s’est ouvert à moi. C’est la première fois que j’ai pu décrire comment les chevaux m’ont construit, ce qu’il me reste de chacun d’eux…. L’écriture est très proche du dressage car c’est une activité solitaire d’introspection. Une recherche sans fin. Je remue les mots dans tous les sens pour trouver la phrase juste. Les mots souvent servent à se protéger. Les chevaux m’ont appris à comprendre ce qui se cachent derrière les mots des hommes.
Êtes-vous en train d’écrire ?
Je viens de finir mon second récit. Il s’appellera « Les cantiques du corbeau » et paraitra chez Gallimard. Je me rends compte que l’écriture est la seule manière de dire les choses sans avoir à parler... C’est un langage silencieux, comme celui que l’on a avec un cheval.
Travailler avec les chevaux permet de comprendre les hommes ?
Au-delà de l’aspect sentimental, le cheval est notre miroir. Il nous voit tel que l’on est. Il nous renvoie à ce que l’on est maintenant. Il nous révèle à nous-même. Grâce à lui, on n’est plus jamais seul. Alors quand le miroir se casse... Car le temps pour un cheval passe plus vite. Mes chevaux partent les uns après les autres.
Que vous ont-ils appris d’essentiel ?
Les chevaux ont changé mon regard sur la mort. Quand il s’en va, mon miroir est cassé. Que me reste-il ? Qui suis-je ? Je dois accepter l’absence. Accepter comme l’animal accepte la mort. Plusieurs chevaux sont morts dans mes bras et je n’ai jamais ressenti leur angoisse. Le cheval n’a pas peur de mourir. Il a l’instinct de sa fin mais il l’accepte. Seul l’homme a cette angoisse car il a la représentation qu’il n’est que poussière. Alors, il s’invente Dieu ou l’art pour exister au-delà de sa mort. Les chevaux savent mourir, dans la simplicité. Nous, on ne sait pas mourir. On veut tout organiser après notre mort. On a beaucoup à apprendre des chevaux.
Le cabaret de l'exil. Crédit Alfons Alt
A voir
Sa nouvelle création « Cabaret de l’exil » célèbre la culture yiddish et les musiques klezmer d’Europe de l’est. Une invitation au voyage à découvrir autour d’un verre de vin chaud au fort d’Aubervilliers dans le théâtre Zingaro. En raison de son succès, le spectacle est prolongé jusqu’au 27 mars, les mardis, mercredis, vendredis, samedis et dimanches. Tarifs : de 21 à 52 euros. Réservations : www.zingaro.fr ou fnacspectacles.com
A lire
« D’un cheval l’autre » est son premier récit, un autoportrait à travers l’histoire des chevaux qui ont marqué sa vie. Ils s’appellent Hidalgo, le Tintoret, Zanzibar, Zingaro, le Caravage... et ils ont modelé Bartabas. L’auteur leur rend hommage dans de poétiques et vivifiants portraits. Par des chapitres courts, emplis de poésie, de passion et de réflexion, Bartabas révèlent les questions qui le taraudent sur les humains, la relation avec le cheval, la vie, la mort... Un cadeau parfait pour tous les amoureux des chevaux. En livre de poche Folio pour 8,10 euros.
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