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samedi 3 novembre 2012

Les chevaux fantômes du château d’Osthoffen


Avec l'éditeur et écrivain Jean-Louis Gouraud, je suis allée à la rencontre des chevaux fantômes du chateau d'Osthoffen.

Photographié devant la tombe d'un cheval, Jean-Louis Gouraud donne sa version des chevaux de l'au-delà et du château hanté dans  "La terre vue de ma selle" édité chez Belin.







Voici la mienne: une histoire fantastique parue dans
"Cheval-Chevaux" aux éditions du Rocher.


 Marco gratte le sol avec ses antérieurs. Le fin cheval noir pangarré s’ennuie. Attaché par une courte longe dans une stalle, la monture du commandant d’artillerie Jules Grouvel s’impatiente. Si au moins, la longe était assez longue pour qu’il puisse se rouler dans la paille ! Et s’il pouvait surveiller la cour ! Non, comme ses compagnons de régiment, Marco n’a qu’un mur pour tout horizon et sa ration d’orge pour toute distraction. Minute après minute, il espère la venue de son cavalier. Pendant une heure, il va pouvoir se dégourdir les jambes et s’entraîner.

Malgré les rumeurs alarmantes qui circulent en cette année 1870, Marco ne se prépare pas à la guerre mais… à la parade ! Bizarrement, les préparatifs militaires de la Prusse, ses canons futuristes, ses fusils modernes, les méthodes ultra précises de son état-major n’incitent pas les français à anticiper ce qui pourrait se passer sur un champ de bataille. Ce qui les intéresse ? Etre capable de faire bonne figure le jour de la visite d’un général. Plusieurs fois par semaine, les cavaliers évoluent en ligne, au cordeau, par peloton et par escadron. Rigoureusement, en ordre serré, ils prennent le trot puis le galop sans jamais sortir du champ de manœuvre. Peu importe que leurs chevaux soient vifs, agiles ou résistants pourvu que leur alignement soit parfait.

Marco essaie de bien lever son garrot et de se mettre au passage lorsque son cavalier passe ses hommes en revue. Du panache, voilà ce qu’attend de lui Jules Grouvel qui se tient droit, regard altier et bouche pincée. Polytechnicien, Jules Grouvel aurait voulu devenir architecte. Lui qui ne rêve que de plans et de belles demeures a épousé la carrière militaire. A son actif : la guerre de Crimée et le siège de Rome. Pour ses loyaux services, il a même été anobli par l’empereur Napoléon III et se fait appeler vicomte. Depuis la guerre de Crimée qui l’a amené à combattre les russes aux côtés des anglais, Jules Grouvel voue une admiration sans borne pour le flegme britannique. Aux officiers anglais, il essaie de ressembler. En toute circonstance, il se montre digne, téméraire et ne montre aucune émotion.

Mais contrairement aux anglais, Jules Grouvel ne monte jamais son cheval à l’extérieur. Plus d’un an qu’il évolue avec Marco sur le même sable bien ratissé. Marco a perdu l’habitude de se déplacer en terrain varié, de sauter des fossés, de se cacher dans la forêt. Il ignore qu’il va devoir retrouver très vite son instinct de survie, son pied sûr, ses capacités d’adaptation et son courage à toute épreuve ; Il a de qui tenir ! Il est le fils d’El Rauppele, un cheval oriental ramené par Jules à l’issue de la guerre de Crimée. Son père lui a légué son courage, son endurance et cette agilité extraordinaire qui lui a sauvé la vie à maintes reprises. De sa mère, une jument alsacienne, Marco a hérité d’un dos fort et d’un caractère particulièrement aimable envers l’homme. Jamais Jules Grouvel n’aurait pu tomber sur meilleur compagnon.

19 juillet 1870 : la guerre est déclarée. L’objectif de Bismarck est clair : réunifier l’Allemagne et écarter la France du Rhin. Pour cela, il veut aller vite et profiter de la désorganisation française. Malgré son état de santé, Napoléon III rejoint son état-major à Metz. La France est seule à faire la guerre. Les Autrichiens et les Italiens restent neutres. Le commandant Jules Grouvel a lui aussi rejoint l’Alsace, à la tête d’une batterie de douze canons et d’une compagnie composée d’une centaine d’hommes.

6 août 1870. Dans le camp établi à quelques kilomètres de Froeschwiller, Jules Grouvel caresse l’encolure de son fidèle Marco. Le fin cheval bai sait. A la fébrilité des hommes, à l’excitation des chevaux, il reconnaît la fièvre qui monte avant la bataille. Même s’il n’a encore jamais fait la guerre, il sait qu’il va patauger dans le sang, enjamber des cadavres, entendre des hurlements d’effroi. Et des plaintes. Et des râles. Mais le cheval de guerre ne sait pas qu’il va se retrouver face à la III ème armée prussienne et ses 130 000 hommes. L’avantage numérique est de un à trois pour les prussiens sans compter leur évidente supériorité en matériel. Malgré son impatience, Marco garde son calme. Comme son maître.

Pétri de tradition et d’idéal, Jules Grouvel est prêt à mourir pour ses idées, pour sa patrie, pour Napoléon III. Dans un état d’exaltation quasi mystique, il exhorte ses hommes à rejoindre leurs positions le plus vite possible. Très vite, il doit déchanter. Les canons ne peuvent se faire une route dans les vignes et les houblonnières. De profonds fossés les obligent à rebrousser chemin et faire des détours.

Sans se laisser décourager, les hommes frappent les chevaux avec leurs sabres pour les obliger à avancer. Ils poussent aux roues les attelages tirées par dix ou douze chevaux. Peine perdue. La compagnie se fait pilonner par les prussiens embusqués. Tout va très vite ! Jules Grouvel a beau crier, agiter son sabre, les chevaux tombent, les uns d’épuisement, les autres touchés par le feu violent des tirailleurs. Les boulets labourent le sol, un épais brouillard de fumée recouvre les cadavres. La situation est critique. Jules Grouvel ne peut, ne veut admettre pareille déroute. Pas question de capituler ! Mais que faire ? Doit-il garder ses canons rendus inutilisables ? Ou prêter main forte aux cuirassiers de la brigade Michel qui vient de le dépasser et s’apprête à charger l’ennemi ? Le dilemme est si cornélien que l’officier s’en remet à Marco.

Ce dernier trépigne d’impatience et n’a qu’une idée : rejoindre la cavalerie qui vient de les dépasser. Le fier cheval noir se cabre et pousse de longs hennissements sonores. Jules Grouvel sent qu’il ne pourra plus le tenir très longtemps. Alors, il se décide, confie la garde des pièces à son lieutenant et rejoint les cuirassiers au triple galop.

Portés par le flot du combat, le cavalier et son cheval exultent. Sabre au poing, au cri de « Vive l’empereur », les cuirassiers se dirigent vers le village de Morsbronn. Marco et Jules Grouvel les suivent à folle allure. Debout sur leurs étriers, les éperons piqués dans les flancs de leurs chevaux, ils s’engagent au grand galop dans la rue principale. Mais celle-ci se rétrécit jusqu’à l’église et forme une souricière où les cavaliers s’entassent pêle-mêle et deviennent la cible des prussiens. Seuls cinquante cavaliers survivront. En une journée, l’armée impériale qui comptait dix régiments de cuirassiers en perd six. Dix mille hommes tués, six mille faits prisonniers. Il faudra huit jours pour ensevelir les cadavres !

Marco n’a rien pu faire. Touché par un coup de sabre, son maître tombe sur le chemin du retour. Emporté dans le tourbillon de folie des survivants, Marco revient, seul, à la garnison. Dans ce campement installé à la va vite dans des granges boueuses garnies de paille humide, il refuse l’eau et la nourriture. Les soldats ne lui portent aucune attention. Tant de blessés, tant de morts ! Ils n’essaient même pas de le desseller. Marco se démène comme un beau diable ! Mais il a beau hennir et gratter le sol avec ses antérieurs, il ne parvient pas à attirer l’attention. Ah, s’il pouvait parler le langage des hommes ! Enfin, là, à l’entrée de la tente des officiers, il reconnaît un ami de son maître. Il le regarde droit dans les yeux jusqu’à ce qu’il réussisse à le convaincre de l’accompagner dans les vignes.

Marco sait exactement où est tombé le vicomte, à quelques centaines de mètres du campement. Il guide l’officier jusqu’au cep au pied duquel Jules Grouvel s’est écroulé. Le blessé respire toujours. Comme dans un rêve, il sent le souffle de Marco sur sa joue. Il n’a qu’une envie : dormir, se laisser partir, oublier le piège, effacer l’horreur. Mais Marco insiste. Le cheval pousse des petits hennissements aigus comme ceux de la mère lorsqu’elle appelle son poulain. Alors, Jules Grouvel tente un ultime effort. Il ouvre un œil et parvient à distinguer le pétulant Marco dans une brume opaque. Il esquisse un sourire de reconnaissance avant de sombrer à nouveau dans un sommeil comateux. Il est sauvé ! Sa vie, il la doit à son compagnon d’arme, son complice, son double.

Mais la guerre est bel et bien perdue, l’Alsace abandonnée aux allemands. L’empire s’écroule. L’officier voit son domaine confisqué. Il devra attendre un an pour avoir le droit de rentrer chez lui au château d’Osthoffen à une quinzaine kilomètres de Strasbourg. Quand, enfin, Jules Grouvel retrouve ses terres, il rend aussitôt la liberté à ses deux montures de guerre.

Marco et El Rauppele vivent comme bon leur semble dans le parc. Plus grand que son père, Marco semble toujours en alerte avec ses oreilles ultra mobiles. Au moindre signe suspect, il s’immobilise, encolure tendue. Il ne replonge la tête dans l’herbe que lorsqu’il est certain qu’aucun danger ne menace le château. Râblé, son père broute avec l’appétit rageur de celui qui a eu faim. C’est qu’il a bien failli mourir pendant la guerre de Crimée ! Une nuit, il était tellement affamé qu’il a mangé ses propres entraves en cuir. Il se rattrape aujourd’hui sous l’œil bienveillant de Jules Grouvel, qui peut voir ses deux montures de la tour où il a installé sa bibliothèque et sa table à dessin. Le fringant officier a épousé la fille d’un banquier de Strasbourg. Sa fortune lui permet de rénover le château et de réparer les dommages causés par la révolution française.

Parfois, les chevaux s’aventurent jusqu’au village quémander quelques carottes. Le soir venu, ils rentrent toujours à l’écurie. On dit même que l’officier leur a fait fabriquer une porte d’entrée spéciale pour assister aux bals donnés en leur honneur dans la grande galerie. Les deux chevaux finissent par mourir de vieillesse et sont enterrés dans le parc. Aujourd’hui encore, le visiteur peut voir leurs pierres tombales. Usées par le temps, rongées par la mousse, leurs épitaphes sont à peine lisibles. Seuls apparaissent clairement les nom des chevaux, Marco et El Rauppele, la mention siège de Rome et guerre de Crimée. Les dates, hélas, sont indéchiffrables.

Plus d’un siècle plus tard, l’âme des chevaux semble toujours habiter les lieux. Ils veillent sur les descendants de Jules Grouvel. Selon la légende, ils avertissent les habitants du château des dangers qu’ils courent. On raconte qu’à la veille de la première guerre mondiale, le régisseur a entendu le martèlement des sabots d’un cheval qui circulait autour du château pendant la nuit. Au lever du jour, il a constaté qu’aucune trace de passage d’un quelconque cheval ne marquait le sol. Les Grouvel auraient mieux fait de vider le château ! Ils auraient dû écouter les chevaux et se mettre à l’abri. La guerre a éclaté. Le château est devenu allemand.

Les chevaux se sont tus jusqu’à la seconde guerre mondiale. Nous sommes en août 1939. En pleine nuit, Monique Grouvel réveille son mari. Des chevaux galopent autour du château ! Intrigué, le couple écoute la cavalcade et se rendort en songeant qu’il s’agit sûrement de chevaux échappés du village et qu’ils aviseront demain. Cela fait belle lurette qu’il n’y a plus de chevaux à Osthoffen ! Pourtant, lorsqu’ils font le tour du parc, ils ne découvrent aucune trace ; pas le moindre dégât, pas la plus petite fleur écrasée. Le lendemain, l’Alsace sera évacuée par les français, François Grouvel fait prisonnier, le château occupé, les archives brûlées… Là encore, les chevaux avaient essayé de les prévenir. Ils savaient.

Le château d’Ostoffen a été entièrement restauré. Philippe Grouvel, l’arrière petit fils de Jules fait revivre la demeure baroque et a ouvert des chambres d’hôtes. Au début, il se fait prier pour raconter l’histoire de la maison. Puis il devient intarissable. « Mon père m’a laissé cette maison en héritage négatif ; Il m’a fallu plus de cinq ans pour éponger les dettes. J’ai souvent songé à tout vendre et à rester en Normandie où j’avais ma vie. Mais je ne pouvais pas ! Il faut se méfier comme de la peste de cette maison ! On ne peut pas la laisser tomber ! Elle est trop chargée d’histoire ».

Sacré personnage que cet homme de soixante et un ans, spécialisé en marketing qui se sent prisonnier de la demeure, ronchonne sur les tourments qu’elle lui occasionne mais qui ne pourrait pas s’en passer. Et puis, il y a cette boite ! Une boîte de chocolats dont le couvercle est décoré d’une peinture du château d’Osthoffen. Etrange boîte qu’il a découvert par hasard dans la remise d’une maison qu’il venait d’acheter en Normandie. « Cela m’a glacé le sang ! Comment cette boîte était-elle parvenue jusque là ? Pourquoi ? J’étais sûr que c’était un message, voire une interpellation et même un rappel à l’ordre ! J’ai compris qu’une relation particulière me liait au château que je le veuille ou non. Le restaurer, c’était mon destin ».

Pimpant, le château accueille touristes et visiteurs charmés par les lieux ou férus d’histoire. Vous pouvez réserver la chambre de Jules Grouvel. Au mur, sa photo le montre en uniforme, les cheveux tirés en arrière, la moustache grisonnante, le port altier. Il porte bien ses cinquante deux ans et arbore fièrement sa légion d’honneur.

Son arrière petite fille, Marie Josèphe Grouvel décrit Jules comme un humaniste particulièrement érudit. C’est lui qui a fait construire la tour du château dans les années 1864-1866. Il aimait par-dessus tout s’y enfermer pour lire et pour réfléchir. Une vaste cheminée, un bureau en merisier, une bibliothèque savamment rangée suffisaient à son bonheur entre deux campagnes. De la tour, il pouvait voir Marco. Marie Josèphe vit au rez de chaussée ; son frère Philippe a investi l’étage. La première adore l’histoire et rêve d’écrire un roman. Par provocation sans doute, le second se complaît à chanter l’Internationale. Et de fredonner « Du passé faire table rase… ». Mystère des destins de châtelains!

Sur le lit du vicomte Jules Grouvel, vous pouvez vous allonger. Essayer d’entendre le bruit des sabots qui résonnent sur les pavés de la cour. Guetter le moindre signe, le plus lointain hennissement… Si vous ne percevez rien, contentez-vous de les sentir, de les imaginer. Les esprits des deux chevaux habitent les lieux et leur offrent un peu de leur folie lutine. Ils invitent à la rêverie, favorisent l’escapade, aiguillonnent l’imagination. Ils sont bien là, qui veillent sur les hommes depuis le second empire. Merveilleux animaux qui veulent nous protéger des autres et de nous-même. Et si vous n’entendez pas le bruit de leurs sabots, alors, il ne vous arrivera rien…

Antoinette Delylle

Merci à Philippe et à Marie Josèphe Grouvel, les descendants de Jules Grouvel. Qu’ils me pardonnent d’avoir pris quelques libertés pour raconter cette histoire.
Château d’Osthoffen 67990 Osthoffen
Tel : 03 88 96 00 23
www.chateau-dosthoffen.com



















2 commentaires :

  1. Cette histoire est merveilleuse et on a envie d'y croire et d'en découvrir d'autres.
    Que des chevaux perçoivent des choses bien avant l'homme, c'est évident. Pour les esprits et les fantômes de chevaux, il faut savoir rêver.
    Si vous avez d'autres histoires de ce type, je suis pressé de les lire.

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  2. J'en prépare! Les chevaux sont une source d'inspiration extraordinaire. Cette faculté qu'ils ont de sentir les choses et les gens est vraiment incroyable!

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